Un appétit pour l'(es) intelligence(s) culinaire(s)

Le 20/01/2021

Questionner en cuisinant

 

Si manger est essentiel et devient critique, alors réfléchir à ce qu’on mange n’est pas accessoire. Cependant, le traitement cognitif et émotionnel du sujet de la pandémie par la majorité des humains est éclairant. Il nous alerte par la confusion et les angoisses qui circulent, tant dans la société que dans les médias. Or, en 2020, on peut mourir du coronavirus mais aussi de manger trop, trop peu ou trop mal. C’est aussi inquiétant. Et dans le lit des angoisses couchent les croyances, surtout les fausses. Nous le savons mais l’oublions aussitôt, avec une complicité paresseuse voire silencieuse, en particulier lorsque cela fait partie de nos réflexions alimentaires et culinaires. Nous sommes parfois binaires (c’est bon ou c’est pas bon ?) ou portés vers des achats réflexes (sucré, naturel, local, français…) sans toujours prendre en compte la globalité et la complexité des questions. Mais avons-nous (encore) le temps de réfléchir ? Concernant l’alimentation, il est toujours temps, la cuisine est étonnamment là pour cela si nous donnons de la confiance aux intelligences multiples qu’elle recèle.

Réfléchir en action

 

Cuisiner équivaut à la mise en oeuvre d’un algorithme naturel et humain : sélectionner, transformer, mettre en récit... La cuisine est ainsi une combinatoire aux possibilités infinies que seul le mangeur peut véritablement valider en ingérant les plats issus d’une recette. Grâce à sa créativité intrinsèque, elle a déployé son intelligence dans tout écosystème rencontré depuis la maîtrise du feu. Or, de nos jours, paradoxalement, l’alimentation porte en elle la peur de l’incorporation de l’aliment inconnu, des angoisses nouvelles, comme un support de croyances, d’ignorances, d’intégrismes. C’est pourquoi faire appel à une intelligence culinaire qui pense le système alimentaire et toutes ses contraintes est désormais plus que jamais une mission d’utilité publique.

Déployer l'intelligence

 

Aujourd’hui, nous pourrions envisager au moins trois gisements pour développer l(es) intelligence(s) culinaire(s) :
l’éveil de l’intelligence des générations nouvelles par la cuisine et vers une conscience alimentaire plus développée ;
l’intégration de la cuisine et des cuisiniers décomplexés dans l’intelligence collective d’une recherche pour l’alimentation de la planète ;
la conciliation de la complexité alimentaire et du libre-arbitre, pour orienter des choix alimentaires plus conscients des consommateurs.

Eveiller par la cuisine

 

Faire du temps de pause méridienne dans les cantines scolaires un temps d'éducation, de sensibilisation et d'éveil, c'est la mission que s'est donnée la commune de Sceaux. Retrouvez les propos de Philippe Laurent, le maire, dans notre article précédent sur le sujet.

Hors du champ professionnel, la formation à la cuisine a été longtemps sacrifiée. Son enseignement reste anecdotique à l’école, encore marquée par l’éducation “ménagère”. Elle est de plus orientée vers la dramaturgie et la performance sur les scènes médiatiques. Le potentiel de la cuisine comme méthode n’a plus été durablement et fondamentalement envisagé et utilisé dans l’éducation. Les aliments, l’assiette et la casserole sont pourtant des supports conceptuels et pratiques parfaitement adaptés au développement de l’intelligence, et l’assiette demeure un vecteur idéal pour l’enseignement par la recherche.
Si l’alimentation n’est pas cantonnée à rester un thème occasionnel, la cuisine se transformera alors en un levier puissant et accessible, abordable sous l’angle de toutes les sciences. Elle deviendra la vraie voie vers la connaissance des enfants et des parents, dans cet ordre d’éveil.

Inventer des sources

 

Au XXIe siècle, le capital formation et la place sociale des cuisiniers ne répondent pas assez à l’enjeu et au potentiel de transformation de la société que recèle ce métier. La place de la cuisine dans la recherche, publique ou privée, se situe en bout de chaîne, comme l’élément pratique, l’application, et se résume trop souvent aux agapes après les échanges “scientifiques”. Intégrer les cuisiniers est d’autant plus complexe que l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité ne sont pas souvent la règle dans la recherche alimentaire. Les disciplines produisent leurs savoirs sous la contrainte académique ou économique. La nutrition parle de nutrition ; l’histoire, d’histoire ; l’agronomie, d’agriculture ; la R&D, de consommateurs… Les protocoles d’intelligence (collective) culinaire sont à écrire ou à imaginer de toute urgence.

Former à la complexité des choix

 

L’accès à l’information autour de l’alimentation, la gestion de sa complexité et de sa profusion supportent un considérable défi. Il y a beaucoup de liberté et de sensorialité à perdre si nous ne construisons pas aussi une alternative crédible à l’externalisation de notre cerveau via des applis. Il s’agit là aussi de développer nos intelligences grâce à la cuisine qui nous propose chaque jour une aventure humaine et une source d’empathie.

 
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Laurent Aron
Sémiologue, consultant, formateur, Laurent Aron a développé son expertise autour de la sensorialité et porte un regard libératoire sur notre alimentation et sur le goût.
 

Laurent Aron