Nadia Sammut cuisine l’inclusion sociale

Le 15/05/2017

Reconnue intolérante au gluten, Nadia, la petite dernière des Sammut, famille de gastronomes, s’est lancé le défi fou d’inventer une gastronomie d’excellence sans additifs et sans allergènes.

D’abord, on ne voit que son sourire. Il jaillit tel un éclat de vie qui nargue un corps que la maladie a fait dérailler. Nadia Sammut a laissé la bonne humeur prendre le dessus et n’entend plus la quitter. Elle, que la médecine n’a pas écouté, accusée d’être « malade dans sa tête » quand une allergie au gluten et au lactose a fini par la clouer au lit deux ans durant à l’aube de ses 30 ans. “Maladie cœliaque” : les mots formalisent enfin ce qu’elle ressent intimement depuis de si longues années. Ils chantent un chant funèbre. Elle, qui a grandi dans une famille de gastronomes et définit la cuisine comme un sésame social, devrait dorénavant vivre à l’écart de tout ce que nos habitudes alimentaires ont forgé. Le gluten est partout présent, dans le pain, les biscuits, les pizzas, les panés, les tartes, les sauces, les bières. Le lactose est de tous les beurres, laitages et fromages. Dans un pays où tout régime spécial devient vite synonyme d’exclusion, Nadia Sammut se lance le défi fou d’écrire une page inclusive de la cuisine moderne : imaginer de délicieuses alternatives aux allergènes. « En fait, explique-t-elle, sur mon lit d’hôpital, je me dis que si la gourmandise est un plaisir qui rend heureux, tout le monde doit pouvoir en profiter. Je change ma vision de la vie. » Aujourd’hui, le tourbillon Nadia n’entend plus en rater une miette. « Il faut dire que j’ai de la chance, sourit-elle. J’appartiens à une génération qui a été bercée par les belles valeurs de la vie. Nos parents nous ont donné une tête bien faite. La cuisine, ce n’est pas d’abord une affaire de business ». Pour elle, c’est surtout une affaire de famille.

 

 

 

Enfant, la petite Nadia baigne dans un milieu où le partage et la générosité sont érigés en art de vie. Claudette, la grand-mère, née à Tunis, mariée avec un ouvrier maltais-sicilien, connaît tous les secrets de la cuisine méditerranéenne. Elle arrive en France en 1948, sans métier, et se met aux fourneaux avec l’idée qu’un bon repas aide toujours à se faire des amis. Quand Guy, fils de Claudette, rencontre Reine, alors étudiante en médecine, le couple forme le projet de rejoindre le restaurant familial, l’Auberge La Fenière, à Lourmarin dans le Luberon. Reine plaque tout pour apprendre la cuisine, s’imprégner des recettes de la grand-mère, y glisser sa sensibilité, affiner les cuissons jusqu’à devenir en 1995 une des rares femmes récompensée d’une étoile par le guide Michelin. Nadia naît dans cette ambiance passionnée, autodidacte où se croisent en permanence agriculteurs, maraîchers, vignerons, restaurateurs.

 

 

 

 

 À six mois, son intolérance au gluten est détectée. Mais, quand elle a huit ans, les médecins reviennent sur le diagnostic. Un retour à la normale culinaire qui la rend malade mais développe chez elle d’autres sensibilités : « je sentais tous les plats faute d’avoir envie de les manger », confie-t-elle. En plus du spectacle quotidien des gourmandises familiales qui éduquent sa vue, l’étudiante affûte son odorat et ira jusqu’à se former à devenir “nez” à l’Institut supérieur international du parfum de Guerlain. Le toucher est un sens qui prend aussi toute son importance quand il s’agit pour la main qui pétrit de choisir un grain, de structurer une consistance. D’un handicap naît souvent une force Du jour où elle retrouve le sourire, Nadia Sammut puise dans son patrimoine sensitif de quoi créer un monde gustatif à son image : généreux, bon, sans gluten mais avec amour. Elle revisite toutes les recettes de sa grand-mère, travaille d’arrache-pied pour retrouver les goûts de son enfance, le couscous, les cannellonis, les tagliatelles, sans utiliser de blé, céréale de base de tous ces plats, ni de fromage. Elle choisit de se tester à Marseille et s’installe dans la rue, à bord d’un camion à pizza. Dans la pâte, des farines de pois chiche, riz, sarrasin qui fondent au cœur et croustillent aux bords. Dessus, une garniture de produits frais. Aucun additif supplémentaire, car, assure la créatrice culinaire et militante du mouvement Slow Food, « je suis contre l’alimentation morte ». Le succès est immédiat. Plus tard, elle essaye le “couscous pour tous” à Paris, à partir d’une semoule de cactus façonnée par les femmes d’une coopérative marocaine. Même enthousiasme des convives. Il est temps de lancer en grand ce concept.

 

 

 

Nadia Sammut crée l’Institut Cuisine libre, une entreprise à vocation sociale qui concilie la création culinaire, la formation et l’expertise. Elle sillonne son Sud à la recherche des producteurs qui vont fournir une matière première de qualité, invente même un moulin mobile pour trouver comment écraser les légumineuses, du pois chiche par exemple. Elle introduit le “sans allergène” dans des boulangeries (Éric Kayser), des restaurants, crée les recettes, forme le personnel. Et puis, avec Reine, complice de toujours, elle transforme l’Auberge La Fenière en premier restaurant étoilé 100 % sans gluten. La table est tout public et ne désemplit pas. Sans doute parce que, loin d’une certaine mode du “no gluten” un peu surfaite et stigmatisante, chez les Sammut, la valeur cardinale reste de se rassembler à table.

 

Paule Masson