La cuisine, une matière à penser pour Éric Trochon

Le 19/06/2017

Le chef du Semilla, à Paris, puise dans son parcours singulier une conception de la formation qui nourrit l’apprentissage de la curiosité intellectuelle.

Enseignant à l’école supérieure Ferrandi, ce Meilleur ouvrier de France anime notamment des Mooc qui permettent d’appréhender l’acte de mangerdans sa globalité.

Dans le quartier Saint-germain, rue de Seine à Paris, on passe devant le Semilla sans le voir. Pas de nom qui clignote, pas de carte affichée, il faut
guetter de près le numéro 54. « C’est fait exprès, s’amuse le chef. Ici, on vient par choix ». Éric Trochon se définit lui même comme un “zébulon” dans le milieu codé de la gastronomie. Après un parcours atypique plutôt ancré dans la formation et le conseil, il a fini par accepter de prendre les commandes d’un restaurant, le Semilla, en 2011, à l’heure de la cinquantaine. Il a posé une condition: être libre de faire à sa manière. L’anonymat de la devanture fait partie du projet. L’intérieur n’offre pas plus d’étalage de superflu: de la pierre, du mobilier industriel, une cuisine ouverte, un menu qui change au gré des arrivages, un lien direct avec les producteurs, une organisation du travail horizontale et du respect pour la relation humaine.
La recette de ce chef, adepte du mouvement Slow food qui prône le «manger bon, propre et juste », rend la haute cuisine accessible et n’oublie jamais qu’elle n’est pas que technique. Elle est aussi une matière à penser. Éric Trochon partage son temps entre son bistrot décomplexé, sa petite
entreprise de conseiller culinaire et l’École française de la gastronomie Ferrandi, où il enseigne aujourd’hui à devenir un maître penseur des fourneaux.
« La cuisine est une grammaire vivante. Les recettes doivent vivre, être copiées, reprises, se balader dans le monde. Mais il ne suffit pas d’apprendre à cuisiner, il faut aussi réfléchir, croiser les disciplines et s’en servir », explique le professeur de stylisme culinaire, une matière qui oblige à déstructurer son raisonnement, à utiliser les ingrédients de l’imaginaire et de la création. La première expérience s’est montée avec un cours de traiteur, en 1996, au moment où ce milieu était en train de s’éveiller à de nouvelles bouchées. Éric Trochon a réclamé aux étudiants la réalisation d’un “buffet fantasque”.
L’année suivante, il était titularisé. Animé par la passion de transmettre, le chef s’est lancé avec l’école dans la mise en place de MOOC, formations en ligne gratuites et ouvertes à tous, le premier de design culinaire en 2015, le second de tendance culinaire qui vient de s’achever.
Enfant de cadre, avec un père chercheur et une mère expert-comptable, Éric Trochon n’était pas destiné à s’installer devant un piano. Lui, ne rêvait pourtant que de cette vie rythmée par le cliquetis des casseroles.

Bon lecteur mais coincé dans un cadre scolaire trop étroit, il décide de braver les doutes parentaux et de partir en apprentissage dès la fin du collège. « J’avais envie d’affronter ce métier. J’en connaissais la dureté, la difficulté de développer une vie sociale, de construire une famille », confie-t-il, suivant alors le conseil paternel d’opter pour une école prestigieuse. « À l’époque il n’y avait que Ferrandi. J’étais tellement motivé qu’ils m’ont pris. J’avais 15 ans », se souvient-il.
Après un CAP, puis un BEP, l’apprenti cuisinier décide de rattraper le temps perdu en matière d’enseignement général et de passer le bac en candidat libre. Une épreuve car il doit cumuler les cours du soir avec son premier poste de travail, en restauration collective. « C’était vraiment dur. J’ai rencontré le niveau -10 de la cuisine. On grillait les viandes dans du saindoux. On jetait les légumes surgelés dans les jus de cuisson. On faisait un métier de marchands de soupe. », décrit celui qui reste marqué par cette expérience.


Le jeune cuisinier fait partie des huit élèves sur les 250 inscrits au greta à obtenir le bac. Quand Ferrandi ouvre son école de cuisine supérieure, il postule,intègre la 2e promotion, retrouve ses anciens professeurs, un particulièrement, Jean Coulaudoux, qui le marquera à vie,et découvre la qualité d’un enseignement qui éveille l’esprit. « On lisait Voltaire, on regardait des films de Visconti, on nous donnait des cours de développement personnel », raconte-t-il. Éric Trochon obtient son diplôme, devient chef de cuisine, ouvre un restaurant gastronomique, le ferme, repart en restauration collective, commence à dispenser quelques formations, travaille à l’édition de livres, s’exerce au journalisme et se lance un nouveau défi : devenir
Meilleur Ouvrier de France (MOF). « Je voulais montrer à mes parents que je pouvais réussir ce concours très sélectif. »
Boulé à quatre reprises, la consécrationarrive en 2011. Mais le titre le plusprestigieux de la gastronomie française ne propulse par ses désirs dans les étoiles. Éric Trochon se consacre au contraire à transmettre une idée de la table
bistrotière et collaborative.

Paule Masson