Grand Témoin : Jean-Paul Branlard - Défis & Controverses de la restauration collective

Le 29/10/2019

Mesdames, Messieurs,

Mon intervention sera, comme demandée par les Organisateurs de cette journée, d’une grande brièveté. Un flash, faisant trait d’union entre ce qui a été évoqué ce matin et ce qui pourra être dit cet après-midi, ne serait-ce que pour inciter l’auditoire à revenir après le Cocktail déjeunatoire. Toute la difficulté est qu’un flash se définit comme une « lumière » qui doit être « brillante » !

 

Les Organisateurs ont également donné leur blanc-seing, « Carte blanche » qui donne liberté de propos au « Grand Témoin ».

Grand Témoin ! De fait, j’ai été élevé au biberon de la restauration collective. De la crèche, en passant par la restauration d’entreprise, scolaire et universitaire, dans l’attente, possible, de celle des Ehpad. Je peux donc, toujours vivant et bien portant, malgré tout,déposer commeTémoin oculaire, auriculaire[1] et gastriculaire. Juriste du boire et du manger, j’ai donc une opinion sur la question. Mangeur, je proclame mon droit de faire l'éloge, et m'arroge aussi celui de blâmer. La France, pays riche et complexe, ne peut pas être réduite à quelques milliers d’excellentes cantines. Elle en compte aussi des centaines de mauvaises. « Aujourd'hui, à la cantine, c'était pas bon ». Tous les parents connaissent le refrain. Comme le secret médical, le secret culinaire commande qu’on taise les noms.

 

Il est vrai, que la cantine, tout type confondu, estpartie de bas. Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. L'argot, dans son impertinence et son manque de respect de la sémantique, la surnommait alors « cantoche », juste bonne à servir de la « purloche ». Des lambeaux survivent jusqu’à nous. Pour la plupart, on ne parle pas de « chef », mais de « cuisto » et ce vocabulaire dévalorise la profession. Ne parlons pas des apprentis, il n’y en a pas en restauration collective, ou si peu.Ce qui en dit long.

 

La restauration collective a commencé à faire la cuisine pour donner à manger à ceux qui avaient faim. Elle commence aujourd’hui à la faire de manière à donner envie de manger à ceux qui n’ont plus d’appétit. Une (r)évolution est en marche, mais à un rythme de sénateur. On n’a jamais tant parlé de restauration collective. C’est une lourde tendance. Les informations – parfois contradictoires - se multiplient, les inquiétudes aussi. La loi Egalim[2]ambitionne de donner un coup d’accélérateur vertueux. La journée d’aujourd’hui, tel un astre mystérieux, présente deux faces : l’une est visible (elle vient de faire l’objet de brillants exposés), l’autre est encore cachée, jusqu’après le déjeuner.

 

Matinée

Les défis environnementaux de la restauration collective ET la question des approvisionnements locaux et bios pour assurer la qualité du service de cette même restauration collective, ne forment qu’un seul et même bloc(2e partie de la loi Egalim : art. 24 à 95, soit plus de 70 articles !).Un bloc miné de contradictions. Delà, le titre bien choisi du colloque : « Défis [à relever] et controverses[débats, contestations, polémiques…] ».La loi Egalim, qui marque un tournant, vise à établir un équilibre social, nutritionnel et démocratique et elle pousse la restauration collective dont les personnes morales de droit public ont la charge (celles de droit privé suivront certainement, soit volontairement, soit sous la contrainte légale, cf. art. 30 L. Egalim[3]) à se conduire de façon «responsable », tout autant, d’ailleurs, que ses propres « consommac’teurs citoyens », de la petite enfance à la grande dépendance.La réforme enjoint de faire les « bons choix », en fixant, notamment, des exigences en approvisionnement minimum en produits alimentaires issus de démarches valorisantes[4]. D’un côté, il faut acheter (via les marchés publics), cuisiner, servir, et, de l’autre, il faut boire et manger, bio, local travaillé en circuit court, et sous labels de qualité (cf. art. 24 L. Egalim, spec. nouvel art. L. 230-5-1 c. rur). Ce qui semble simple. Mais, il faut aussi intégrer le respect de l’environnement, voire l’éthique, l’équitable et le social, ce qui, sur fond de bouleversements climatiques,complète et complique les approvisionnements alimentaires, alors que les territoires sont inégaux, et que les budgets cantiniers s'atrophient. Utopique ?Comment concilier l’inconciliable ?

 

Si les cantines mettent de plus en plus de bio au menu, les producteurs locaux ne pourront suivre, il faudra importer. Une hérésie environnementale, le transport entraînant des émissions de gaz effet de serre. Ainsi encore, nombre de produits bio contiennent de l’huile de palme dont la culture entraîne la déforestation, outre qu’il s’agit de mauvaise graisse. Une légende dorée veut que les achats en circuit court soient écologiques, sans traitement, voire bio, alors que seuls certains producteurs sont certifiés ; s’ajoute que le circuit court valorise un mode de vente limitant le nombre d’intermédiaires, mais qu’il ne repose pas sur une notion de proximité physique ! Si, maintenant, sensible au bien-être animal (cf. art. 67 à 73 L. Egalim) la cantineréduit la consommation de viande, voire la supprime dans le cas d’une cantine scolaire publique tenue de proposer, au moins une fois par semaine, un menu végétarien (art. 24 L. Egalim[5]), et qu’elle compense le manque de protéines animales par d’autres produits, comme les avocats, ces derniers, même s’ils sont bio, consomment beaucoup d’eau et leur bilan carbone est mauvais. En même temps, manger des avocats permet à des paysans d’Amérique du sud de sortir de la pauvreté en cultivant des produits d’un bon rendement. Si l’on arrête de servir des avocats, le bilan carbone s’améliore, mais on ne participe plus au développement des pays du sud et à la lutte contre la pauvreté. Voilà des exemples, mais la liste des contradictions est longue.J’aurais pu également vous parler du « Fait maison », cette nouvelle possibilité pour la restauration collective de valoriser son activité (art. 27 L. Egalim).Dans l’assiette, le « fait maison » ne garantit pas le frais, le local, le circuit-court, le bio, les ingrédients de saison ou de première qualité, le made in France, ni les produits réceptionnés entiers, etc. Il n’est pas un indice de qualité, ni un label de traçabilité. Il n’a pas d’avantage pour horizon une garantie de « manger sain », de « manger sûr », de « manger bien ! ».Dur, dur, d’être cantine et consommateur « responsables ».Les défis [à relever] et controversesseront également présents après le déjeuner.

 

Après-midi

Deux services au menu :

 

1.- Quelles qualifications et compétences attendre des équipes de cuisine ?

 

La restauration collective, et pas seulement celle des maisons de retraite, peine à recruter du personnel formé, qualifié. D’où, dans la marmite du juriste, un océan de décisions judiciaires qui, chacune à sa manière, révèle les insuffisances professionnelles. Dans mon journal de cantine, j’ai noté :

- Ici, licenciement pour faute de l’acheteur d’un établissement laïque d'action sociale et médico-sociale, au motif d'avoir acheté, en contradiction avec le principe de neutralité religieuse dudit établissement, de la viande halal. Cet arrêt (Bordeaux 2011) –non isolé - restera dans les halal de l’Histoire.

- Là, on juge « de la plus haute importance », que la présence d’une arête dans un plat mixé compromet le bon rétablissementdes patients hospitalisés ; licenciement du cuisinier (Versailles 2006).

-Ailleurs, l’équipe de cuisine se permet de modifier les menus établis par la diététicienne, ce qui mécontente les résidents (Montpellier 2008), ou bien encore, lechef de production d’une cuisine centrale abandonne à même le sol, sans couvercle,une marmite remplie de béchamel pendant qu’une équipière nettoie au jet et aux détergents, à quelques centimètres (Aix-en-Provence 2012) ! C’est également pour manquements aux règles d’hygiène dans l’accomplissement de son activité professionnelle, mais ici du fait d’une relation sexuelle avec l’aide‐cuisinière dans les toilettes du vestiaire de la cuisine, pendant les heures de travail, que le cuisinier d’une cantine scolairefait l’objet d’une sanction disciplinaire (CAA Nantes 2010 : exclusion des fonctions pour une année par arrêté du maire).

- Enfin, concernant le gaspillage de la nourriture, dont le mot apparaît six fois dans la loi Egalim, les juges n’ont pas attendu cette dernière, pour y voir un comportement professionnel fautif, cause réelle et sérieuse le licenciement, des personnels de la restauration collective.

 

Le meilleur moyen de grandir, est de se mettre à la hauteur.

Pour ce qui est de la mise en œuvre de la loi Egalim, il est, certes, prévu (art. 24 L. Egalim) que le Gouvernement propose (d’ici le 30 oct. 2019), aux personnes morales de droit public et aux entreprises privées en charge de la restauration collective publique, des outils d’aide […] à la formulation des marchés publics et à la formation des personnels concernés par cette loi, mais quid, hors de ce champ ?

Une idée de Laurent Terrasson me frappe[6]: former des ENARC ! Alors innovons et créons l’ENARC : Ecole Nationale de l’Alimentation et de la Restauration Collective !

 

 

2.- Deuxième et dernier service de l’après-midi 

 

D’une part : Agir pour « le droit au bien manger pour tous ? »

 

L’Histoire de la table croise celle des inégalités. On dit, ici où là, que : « l'un des plus grands mensonges du temps consiste à prétendre que les gens ont tous droit à la même alimentation (au bien manger) ». L’inégalité serait-elle sans fin ?

Nous aurons la réponse après le déjeuner.

 

Seule certitude : une vérité brute. Les inégalités sociales induisent une différenciation des régimes alimentaires, dont témoigne l'émergence d’un droit à l'alimentation considéré comme fondamental, voire naturel, dans la mesure où il répond à un besoin primaire : celui de se nourrir. Dans nombre d’Etats, le droit à l’alimentation – qui n’est pas le droit de l’alimentation – n’est pas (encore) reconnu comme un droit fondamental et les juridictions ne reconnaissent pas sa justiciabilité ou, si peu, et du bout des lèvres. « Le droit au bien manger pour tous » apparaît en filigrane dans quelques décisions judiciaires, comme celle de la Cour de Lyon qui, à propos du droit de « cantiner » en prison, conclut qu’en l’état de notre droit pénitentiaire, les détenus ont bien le droit de se fournir à la cantine en denrées fraîches d’usage courant pour,notamment,aller se faire cuire un œuf… dans leur cellule (CAA Lyon 2000).

 

D’autre part : Lutter contre la précarité alimentaire

 

Le riche mange quand il a faim, le pauvre quand il a de quoi.

Les riches aiment les prix bas, les pauvres en ont besoin.

La restauration collective est donc un bon levier : « petit déjeuner gratuit » aux écoliers des quartiers défavorisés, « cantine à un euro » dans les écoles, sont – parmi d’autres - de bonnes mesures débouchant sur une augmentation du nombre de gastro-mômes, obligeant les collectivités territoriales à pousser les murs des réfectoires et à embaucher du personnel.

Cependant, dans le « couloir de la pauvreté », où l’on ne mâche qu'à vide, rien n’est simple.

L'évocation d’un cas exemplaire peut dispenser d'un recensement exhaustif.

Exemple : Resto du cœur : allez manger ailleurs

 

Il y a peu (25 oct. 2012), alors que le froid s’installait doucement dans la capitale, la Cour d’appel de Paris a jugé que l’activité des Restos du cœurpouvait créer un trouble de voisinage. L’Association est judiciairement expulsée d’un local situé dans un immeuble d’habitation mis à sa disposition par la municipalité. Les résidents s’étant plaints des troubles occasionnés. Consternation dans la restauration collective caritative. Mais un juge est un juge, un homme réfugié derrière les lois. Si sévère parfois, qu’il punirait le brouillard s’il le surprenait en train de se dissiper.

L’arrêt est conforme à la jurisprudence des troubles anormaux de voisinage, condamnant toute activité faisant subir à son entourage un dommage dépassant des inconvénients normaux. Pour la Cour, les désagréments liés à l’activité de lutte contre la précarité alimentaire excédaient les troubles acceptables devant être supportés par les autres : la présence de véhicules de livraison, les opérations de déchargement, entraînent des désagréments ; la présence en nombre de personnes qui essayent de survivre, de vivre de peu, de vivre un peu, dans et aux abords de l’immeuble dégrade sévèrement la qualité de vie des habitants. Toutefois, le restaurant est autorisé à terminer sacampagne hivernale en cours. La Cour de justice, sensible, signifie ainsi qu’elle n’a pas qu’un Code à laplace du cœur.

Mesdames, Messieurs, il n'est pas plus juste horloge que celle du ventre. Le Cocktail déjeunatoire s’avance dans la salle – non pas « des plats perdus » - mais dans celle « des pas perdus ».

Bon appétit.

Je vous remercie

 

Jean-Paul BRANLARD

Droit alimentaire

Docteur d’Etat en droit privé

Chercheur-associé au Centre d’études et de recherche  en droit de l’immatériel Université Paris-Sud/Paris-Saclay

Assoc. Prof. des Chroniqueurs et Informateurs de la Gastronomie et du Vin

Pour aller plus loin : voyez les ouvrages du même Auteur aux Ed. LexisNexis, coll. Les beaux livres :

  • La marmite du juriste : décisions de justice – 50 commentaires érudits, truculents et gourmands, Prix de la littérature gastronomique de l'Académie Internationale de la Gastronomie
  • Petit lexique des grandes inventions gastronomiques : hommage d'un juriste gourmet et gourmand
  • La table & le droit : Décisions de justice gourmandes, Prix de l'Institut de la Gastronomie Française

 

Notes

[1]L'auriculaire est le cinquième doigt de la main chez l'homme et les grands singes. Le terme auriculaire désigne ce qui a rapport à l'oreille, c'est pourquoi ce cinquième doigt porte ce nom, car c'est le seul dont la taille permet l'introduction dans l'oreille.

[2]Loi n° 2018-398, 30 oct. 2018, JO 1er nov.

[3]Le Gouvernement remettra au Parlement, au plus tard le 31 déc. 2020, un rapport évaluant l’opportunité et la possibilité juridique d’une extension des règles sur « L’accès à une alimentation saine » (art. L. 230-5-1 à L. 230-5-4 c. rur.) aux opérateurs de restauration collective du secteur privé (ex., cantine d’entreprise).

[4] Exigences applicables, dans le cas général, à partir du 1er janv. 2022, soit dans 2 ans et demi environ !

[5] Nouvel art. 230-5-6 c. rur.

[6] Editorial : Demandez le programme, L’autre cuisine, n° 2, mars 2017, p. 3.

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