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Fractures alimentaires : Quand manger devient un luxe dans le pays de la gastronomie
À l’heure où le SIAL s’ouvre, une question brûle mes lèvres : que nous fait-on avaler sous couvert d’innovation alimentaire ? Car si bien manger devient un privilège, que dire des 37 millions de Français qui ne mangent pas à leur faim ? La fracture alimentaire s’élargit, dans l’indifférence ou presque.
La France, pays de la gastronomie par excellence, assiste pourtant, impuissante, à une dégradation de ses idéaux culinaires. Le rapport de l’Institut Montaigne, publié récemment sous le titre évocateur « Fracture alimentaire : maux communs, remèdes collectifs », dresse un constat glaçant. La crise alimentaire, loin d’être une simple question de pouvoir d’achat, s’enracine dans un système plus large et plus cruel. En effet, la table, ce sanctuaire du « bien vivre », n’est plus l’endroit où se manifeste la convivialité, mais un terrain de fracture sociale, sanitaire et écologique.
Aujourd'hui, alors que la moitié de la population française mange seule ou devant un écran, le nombre de fast-foods dépasse celui des restaurants traditionnels. L'heure n'est plus aux repas de famille ; elle est aux plats ultra-transformés, avalés à la hâte, sans plaisir et, souvent, sans mâcher. Les statistiques sont accablantes : 47 % des Français sont en surpoids, et ce sont les plus précaires qui paient le prix fort de cette épidémie silencieuse.
L’alimentation, jadis art de vivre, est désormais l’ajustement budgétaire des ménages en difficulté. Logement, énergie, transport, tout coûte cher, et la nourriture devient le dernier poste où l’on peut encore rogner. Alors, les plats les plus accessibles sont ceux qui saturent les rayons des supermarchés et les menus des chaînes de restauration rapide : gras, salé, sucré, trop transformé. Mais, « c’est bon », et surtout, c’est « bon marché ». Les parents, tout comme leurs enfants, ne s’y trompent pas. Pourquoi chercher des alternatives plus saines, quand celles-ci coûtent plus cher et exigent du temps, cette ressource si rare ?
Les mots d’André Comte-Sponville résonnent ici comme une vérité amère : « Soyons plus sévères avec ceux qui gagnent de l’argent aux dépens de notre santé. » Car il est difficile de parler de choix éclairés quand l’industrie agroalimentaire, avec la complicité silencieuse de nombreux gouvernements, promeut des produits toujours plus attractifs mais dévastateurs pour la santé publique. En Grande-Bretagne, face à une épidémie similaire, le gouvernement a pris des mesures radicales, interdisant la publicité pour la malbouffe avant 21 heures. En France, les appels à la régulation restent timides, et les fast-foods continuent de prospérer.
L’inflation, elle aussi, joue son rôle de fossoyeur. Les fruits et légumes, déjà hors de portée des plus démunis, continuent de voir leurs prix s’envoler. L’idée d’un chèque alimentaire, proposée par l’Institut Montaigne, est une piste parmi d’autres pour tenter de rééquilibrer la balance. L’idée de l’association Cantines Responsables de faire produire des repas par les services de restauration collective à destination des plus précaires en est une autre. Mais cela suffira-t-il ? La précarité alimentaire est un mal rampant, qui ne cesse de croître. Quatre millions de personnes en France dépendent aujourd'hui de l’aide alimentaire, et ce chiffre pourrait bien n’être que la partie émergée de l’iceberg.
Le défi est immense, et les solutions doivent être collectives. Il ne peut plus être question de laisser le poids de cette transition reposer uniquement sur les épaules des consommateurs, qui n’ont ni le temps ni les moyens de faire les bons choix. Il est temps que l’État, les industriels, les distributeurs et les restaurateurs prennent leurs responsabilités. Pour que, dans le pays de la gastronomie, bien manger redevienne un droit, et non un privilège.
La table française, jadis symbole de raffinement et de convivialité, est aujourd'hui le reflet des inégalités croissantes qui déchirent notre société. Pour sauver ce qui fait notre fierté et notre santé, il est urgent de réinventer notre rapport à l’alimentation, d’agir avec audace et de rétablir un équilibre entre plaisir, santé et accessibilité. Sans quoi, nous continuerons à voir s’effriter, morceau après morceau, cet héritage précieux qu’est le « repas à la française ».
L'autre cuisine