21 Oct

Entre juste rémunération des éleveurs et budgets sous tension, comment préserver le lien entre filière et service public de l’alimentation ?

Pendant que les prix de la viande flambent, les éleveurs respirent enfin. Pour la première fois depuis près de quarante ans, ils couvrent leurs coûts de production et entrevoient une rémunération décente de leur travail. Mais à l’autre bout de la chaîne, les cantines scolaires, hôpitaux, Ehpad et autres services de restauration collective tirent la langue. Pris en étau entre l’inflation, la réglementation et les attentes citoyennes, ils peinent à servir une viande locale, durable et de qualité. Pourtant, ces services publics de l’alimentation jouent un rôle social et culturel essentiel : nourrir, éduquer, relier producteurs et citoyens.

Comment éviter que la restauration collective ne soit la grande perdante de la transition alimentaire ? C’est la question au cœur des dernières tables rondes organisées par INTERBEV et l’Association Cantines Responsables à Dole et Blois, où éleveurs, cuisiniers, acheteurs et élus ont échangé sans détour sur les réalités du terrain.

Une équation économique à trois inconnues

Tout part d’un constat paradoxal : l’inflation a enfin permis aux éleveurs de vivre dignement, mais elle a, dans le même temps, fragilisé les cantines publiques. « Pour la première fois, nous couvrons nos coûts de production », rappelait Yves Largy président d’Interbev Bourgogne-Franche-Comté lors du débat de Dole. Une avancée historique, certes, mais qui rebat totalement les cartes. Les collectivités, tenues de maintenir des repas accessibles à tous - parfois à moins de 3 € de coût denrée pour le plateau complet- voient leur modèle vaciller.
Et pourtant, le prix des denrées alimentaires ne représente qu’environ 20 % du coût total du repas. Le reste ? Main-d’œuvre, énergie, logistique, nettoyage, gestion administrative, investissements matériels… tout ce qui compose l’écosystème d’un service public de restauration. Autrement dit : réduire la qualité des produits pour équilibrer les comptes est une fausse bonne solution. « Le levier se trouve ailleurs — dans la coopération, la structuration des filières et l’intelligence collective » insistait Sophie Sauvourel en charge de la restauration et de la cuisine centrale d’Angers.

La restauration collective : un service social avant tout

On l’oublie trop souvent, mais la restauration collective n’est pas un simple maillon économique. C’est un service social et éducatif. Dans les écoles, elle permet de transmettre une culture alimentaire et un respect du produit. Dans les hôpitaux et Ehpad, elle participe à la santé publique et au bien-être des personnes fragiles. Dans les entreprises, elle est un outil de cohésion et de qualité de vie au travail. Pourtant, ce service essentiel fonctionne sous perfusion budgétaire. Face à la hausse des coûts, certaines communes réduisent la fréquence de la viande ou revoient à la baisse la qualité des produits. Or, c’est dans ces lieux du quotidien que se joue la transmission du goût et la connaissance de la viande française, locale et durable. Le paradoxe est donc cruel : ceux qui pourraient le mieux valoriser le travail des éleveurs n’en ont plus les moyens.

Un poids limité, mais une portée symbolique majeure

La restauration collective représente à peine 10 % du marché alimentaire français, contre 80 % pour la grande distribution. Un chiffre souvent rappelé, parfois pour minimiser son poids économique. Mais c’est oublier sa portée politique et culturelle. Servir une viande française, issue d’élevages durables, dans les cantines scolaires ou hospitalières, c’est former les citoyens de demain à une alimentation consciente et respectueuse. C’est aussi offrir aux éleveurs une vitrine de proximité, un débouché valorisant qui donne du sens à leur travail. De nombreux intervenants à Blois l’ont souligné : “La restauration collective n’est pas une question de volume, c’est une question de sens.” La filière viande aurait donc tout intérêt à soutenir activement ce maillon public, non pas comme un client ordinaire, mais comme un partenaire de long terme dans la construction d’une alimentation durable.

Les freins : entre appels d’offres et réalités du terrain

Les acheteurs publics le répètent : la réglementation des marchés reste un obstacle majeur.
Les procédures d’appels d’offres, conçues pour garantir la concurrence, peinent à intégrer la logique de proximité, de saisonnalité et de qualité différenciée. “On ne peut pas acheter une côte de bœuf comme on achète des stylos”, plaisante un gestionnaire de cuisine centrale.
Mais derrière l’humour, la frustration est réelle. La viande est un produit vivant, complexe, soumis à des aléas biologiques et économiques. Et pourtant, les cahiers des charges restent souvent rigides, centrés sur le prix au kilo plutôt que sur la valeur globale. Les initiatives locales existent - groupements d’achat, plateformes logistiques territoriales, clauses de performance environnementale- mais elles restent isolées. De nombreux intervenants appellent à une réforme pragmatique de la commande publique, plus adaptée aux produits agricoles et aux circuits de proximité.

Le nerf de la guerre : la maîtrise culinaire

Au-delà du juridique et de l’économique, un levier revient avec insistance : la cuisine elle-même. Car bien acheter, c’est aussi savoir cuisiner autrement. Les chefs de restauration collective présents à Dole l’ont démontré : en travaillant sur les cuissons longues et douces, la valorisation des morceaux dits “techniques”, et la maîtrise des grammages, il est possible de concilier goût, qualité et équilibre économique. Les fours mixtes de nouvelle génération offrent des solutions concrètes pour transformer ces contraintes en opportunités. “Le secret n’est pas de servir moins de viande, mais de la servir mieux”, a résumé Didier Thévenet responsable de la restauration à Lons le Saulnier. C’est dans cette dimension technique - souvent invisible- que se joue la durabilité réelle de la viande en restauration collective.

Vers une solidarité de filière

Si la restauration collective ne pèse “que” 10 % du marché, sa vulnérabilité actuelle interroge la responsabilité de toute la filière. Peut-on imaginer un modèle où éleveurs, transformateurs et distributeurs s’engagent aux côtés des services publics pour garantir un accès équitable à la viande durable ?  L’idée d’une “solidarité de filière” fait son chemin. Certains évoquent la mise en place d’accords régionaux tripartites (filière – distributeurs – collectivités), à prix stables et volumes garantis. D’autres plaident pour des dispositifs de soutien croisé, où les filières les plus exportatrices contribueraient à sécuriser les approvisionnements publics. Le but : ne pas opposer les marchés solvables et la restauration collective, mais au contraire les relier dans une logique d’équilibre territorial.

Relocaliser sans exclure

Autre paradoxe soulevé lors des tables rondes : tout le monde veut du local, mais le local coûte cher à organiser. Entre la logistique fragmentée, le manque d’outils de transformation de proximité et les volumes irréguliers, le modèle peine à tenir. Pour certains éleveurs, la solution réside dans la contractualisation pluriannuelle, permettant d’assurer des débouchés stables tout en préservant la qualité. Pour d’autres, il faut investir dans des plateformes mutualisées capables de centraliser la viande locale sans passer par les circuits longs. Des initiatives comme Manger Bio, Echanges Paysans, Agrilocal montrent la voie, mais nécessitent un soutien public durable. Car relocaliser les approvisionnements, c’est un choix politique, pas seulement technique.

Eveil au goût, dès l’école

S’il existe un lieu où la viande durable peut encore retrouver du sens, c’est bien dans la cantine scolaire. C’est là que se forgent les repères alimentaires et le rapport au produit. Servir une viande issue d’élevages respectueux, cuisinée avec soin, c’est transmettre une culture, un savoir-faire, une conscience du vivant. Les enfants sont aujourd’hui les premiers ambassadeurs d’une alimentation durable, mais ils doivent en faire l’expérience concrète. Réduire la viande, pourquoi pas - mais à condition que celle servie soit bonne, locale et pédagogique. Chaque assiette devient alors un outil d’éducation, un lien entre la terre et la table.

Une question de société

Le débat dépasse la viande : il touche à la place que notre société accorde à l’alimentation collective. Faut-il continuer à considérer les cantines comme un simple service logistique, ou les reconnaître comme un pilier du pacte social et alimentaire ? Et si l’on veut que la viande française, durable et locale reste dans les assiettes, il faudra sans doute repenser la valeur du repas, au-delà de son coût comptable. Car oui, une viande de qualité a un prix. Mais elle a aussi une valeur - humaine, territoriale, environnementale- que le prix seul ne peut traduire, et qui est à l’origine de la loi EGAlim.

Et maintenant ?

Les débats de Dole et Blois l’ont montré : les solutions existent, les volontés aussi. Mais elles supposent un changement de regard collectif. Les filières doivent cesser de voir les services de restauration collective comme un débouché marginal, et les pouvoirs publics comme un guichet budgétaire. C’est une relation de confiance et de responsabilité partagée qu’il faut reconstruire. “Cuisiner et acheter autrement pour continuer à servir des viandes locales, durables et bio dans les cantines de demain.” Ce fil rouge, évoqué par plusieurs participants, résume l’esprit de la démarche.

Remettre la viande au centre du lien social

La viande n’est pas qu’une denrée parmi d’autres. Elle raconte un métier, un paysage, une histoire collective. La préserver dans les assiettes publiques, c’est défendre une certaine idée du service public et de la ruralité. La restauration collective, malgré sa fragilité, reste un levier formidable pour reconnecter les citoyens à leur territoire. Mais pour qu’elle puisse continuer à remplir cette mission, il faut que la filière viande l’accompagne, la soutienne et la considère comme un partenaire stratégique. Car si la cantine n’achète qu’une fraction de la production, elle transmet 100 % du message : celui d’une alimentation juste, durable et humaine – un message que les enfants rapportent à la maison et partagent avec leurs parents. Et c’est sans doute là que réside l’avenir de la viande française.

Laurent Terrasson