29 Juin
DOSSIER "LE HANDICAP AU TRAVAIL"

Derrière la différence se cache un véritable trésor trop souvent inexploré. Olivier Tran, le créateur de Biscornu, en a toujours été persuadé, mais il fallait convaincre. Convaincre des chefs et des dirigeants d'entreprises que des jeunes en situation de handicap pouvaient travailler dans la restauration et proposer des prestations de qualité. Retour sur un projet exceptionnel.

Comme tant d'aventures, celle de Biscornu est née d’une colère. Celle d'un père, Olivier Tran, dont le fils Alexandre, porteur de troubles autistiques sévères, se retrouvait dans une impasse sans école ni structure spécialisée pour l'accueillir. Olivier Tran a donc décidé de quitter son travail afin de pouvoir se consacrer à 100% à son projet : créer des emplois pour des jeunes en situation de handicap. La restauration s'est imposée d’elle-même. « C’est un domaine universel, où solidarité et partage nous réunissent », affirme Olivier Tran.

Le projet est construit autour de deux structures complémentaires. La première est l’association Afuté. Un nom qui ne doit rien au hasard puisque Afuté signifie Association pour la formation universelle aux tâches élémentaires. Cette association a pour but de former les jeunes en situation de handicap, notamment grâce à une méthode d'apprentissage par illustrations qui s’affranchit de mots (dessins et vidéos uniquement), et indique ce qu'on attend d'eux. Par exemple, éplucher un légume, couper une viande, préparer une sauce… et bien sûr, comment réaliser cette tâche. Les porteurs de troubles du spectre autistique ont des difficultés à mémoriser. Avec cette méthode, ils savent ce qu'ils ont à faire. Une méthode unique, qui permet à tous d’apprendre, sans savoir lire ou écrire.

Les formations sont assurées par deux chefs et se déroulent dans la cuisine du restaurant du personnel de la ville de Colombes (Hauts de Seine). Comme les participants bénéficient d'une convention de formation, l'enseignement est gratuit.

« Notre premier contact a été téléphonique, 30 minutes de discussion », se souvient, José Villarroel, alors Directeur général du syndicat intercommunal CoCliCo, chargé de la restauration collective territoriale des villes de Colombes et Clichy. « Nous nous sommes rapidement rencontrés et nous avons parlé pendant deux heures. Tout de suite j'ai eu envie de participer à cette aventure humaine. Mais comment l'accompagner ? Les maires des deux villes et les élus du SIVU ont d’emblée accepté ma proposition de prêter leurs locaux et le matériel de notre unité centrale de production alimentaire. Les équipes produisant de 6h du matin à 14h, nous ouvrons donc nos portes à Biscornu à partir de 14h. Il est impossible d'assurer une formation et de faire cohabiter deux équipes et des fabrications différentes, pendant le même temps de production. Notre accompagnement va même plus loin, en participant et en accompagnant notamment les équipes de Biscornu sur des expertises comme le choix et la dégustation des recettes élaborées par des chefs étoilés, mais aussi sur les aspects réglementaires en vigueur ou encore sur les techniques de pasteurisation. » 

La seconde entité se nomme Biscornu. Une entreprise de l’économie sociale et solidaire. Là encore, le nom ne doit rien au hasard. Les verrines qui sont fabriquées dans l’unité centrale de production alimentaire des villes de Colombes et de Clichy se veulent elles aussi atypiques. Les commis qui les préparent travaillent le plus possible des fruits et légumes bio déclassés parce que hors calibre, abîmés ou tordus et qui, sinon, finiraient à la poubelle. Une prestation engagée, sans compromis sur le goût car ces produits possèdent évidemment les mêmes qualités nutritionnelles ou organoleptiques que les autres et ils ne sont pas moins bons. Afin de réduire au maximum l’empreinte écologique de son activité́, l'entreprise fait autant que possible appel à des producteurs locaux (90% origine France métropolitaine pour ses verrines). Ces dernières, qui sont en verre, ont été choisies pour répondre à un enjeu de réutilisation. Biscornu travaille pour remettre la consigne au goût du jour afin de valoriser toute la chaîne. Les jeunes porteurs de handicap sont salariés en CDI et sont rémunérés au smic.

Comment un homme seul a-t-il réussi en à peine deux ans à embarquer avec lui autant d'acteurs ? « Olivier n'a pas eu de difficultés à nous convaincre puisqu'il nous a prouvé qu'il était possible pour des jeunes en situation de handicap d'assurer un service traiteur d'excellence. Intégrer une start-up dans un système administratif public est une première et une belle réussite », affirme José Villarroel.

Rapidement, plusieurs entreprises franciliennes (Mazars, Scor, MSD, etc.) disposant d'un restaurant ont également ouvert leurs cuisines aux heures où elles ne sont pas utilisées. Les grands noms de la restauration collective (Sodexo, Elior, Compass) leur ont emboîté le pas. Les parrains chefs étoilés ont immédiatement joué le jeu et des partenariats ont été noués avec les meilleurs ouvriers de France. Le chef étoilé Jimmy Coutel a été le premier à élaborer des recettes. Désormais, c'est Jean-Marie Courtel, ancien chef du Café Joyeux des Champs Elysées, qui est aux commandes. « À la différence de la plupart des restaurants classiques, où on laisse vite de côté́ ceux qui n’avancent pas aussi vite que les autres, en les mettant à la plonge ou au café, nous n’abandonnons personne sur le bord de la route. Il faut qu’ils soient tous considérés. On les pousse, et ils aiment cela. Si l’un des jeunes ne comprend pas ce que je lui demande de faire, c’est que je lui ai mal expliqué. »  Les chefs cuisiniers s’adaptent à leurs commis et non l'inverse.

« La difficulté́ ne se situe pas dans le handicap », poursuit Olivier Tran.  « Elle se niche dans notre capacité collective à exclure ce qui est différent. Il faut rendre le handicap visible et accueillir l'autre tel qu'il est et ne pas le juger à l'emporte-pièce. D'ailleurs, la méthode d'apprentissage que nous avons mise au point gomme les différences. »

Selon José Villaroel, « Le secteur de la restauration n'en fait pas assez. Beaucoup de dirigeants sont dans le discours façade, mais le plus souvent, ils ne font pas grand-chose. Il est temps de travailler ensemble, même si parfois ce n'est pas facile. Il faut changer les modèles existants, être davantage à l'écoute. Intégrer dans une équipe un jeune autiste permet d'avoir une autre vision du handicap. Il est temps de créer un nouveau mode de pensée, de réfléchir sur notre métier. Plutôt que d'inclusivité, je parle d’hybridation (notion issue des travaux de recherche de Gabriel Halperne, docteur en philosophie) car nous travaillons ensemble, avec ces jeunes. C'est important pour la restauration collective de participer à ce type de projet qui a du sens. » 

Aujourd'hui, Biscornu compte plus de trente salariés en CDI et une quarantaine de serveurs en situation de handicap et mobilisables sur des événements. L’association propose en effet une offre traiteur, qui a déjà séduit plus de 70 groupes tels que Natixis, Chanel, Bpifrance, la Fédération française de rugby, FDJ, etc. Orange va encore plus loin, puisque Biscornu est désormais chargée de la restauration et du service lors des événements du groupe. L’entreprise vient également de décrocher le contrat des réceptions de la centaine d’institutions rattachées à Matignon (Cnil, Conseil d’État, Cese…) qui va lui garantir 450.000 euros de chiffre d’affaires de plus par an, l’équivalent de quatre mois d’activité. « Sur un tel contrat, nous étions en concurrence directe avec les plus gros traiteurs d'Île de France. Alors, si nous avons emporté le contrat c'est bien parce que nous proposons une prestation d'excellence », souligne Olivier Tran.

Selon le Plan Autisme 2018-2022 et un rapport de la Cour des comptes, moins de 5% des adultes autistes ont un emploi en milieu ordinaire. Au-delà des chiffres, ce qu'entend prouver cette démarche est que tout est possible. Il faut tout faire pour installer ces jeunes à la place qui est la leur, au cœur de la société. Olivier Tran et ses biscornus ont de grands projets, notamment de dupliquer le modèle au niveau national et de former des jeunes jusqu'à 30 ans à différents métiers grâce à l’association Afuté. Biscornu, quant à elle, se trouve à l'avant garde et ne demande qu'à grandir et à être rejoint par des acteurs de tous horizons. À quand des biscornus dans les cuisines des restaurants d'entreprise de Lille, Lyon ou Marseille... ?

Hélène Dorey

 

Les premiers locaux de Biscornu

Pionnière en Europe par sa dimension et ses méthodes, la ferme urbaine d'aquaponie de Colombe produira à la fois des légumes, des fruits, des algues et élèvera même des poissons. Des aliments produits sans engrais chimiques ni pesticides, qui seront destinés en priorité aux habitants de Colombe et distribués en circuits courts auprès des particuliers, dans les restaurants scolaires ou de proximité et les magasins spécialisés. Lieu de recherche et d’innovation, cette ferme urbaine va contribuer au dynamisme de Biscornu, puisque l’entreprise y installera au premier étage sa propre cuisine. Aujourd’hui, sur un autre poste de Directeur général, José Villarroel accompagne toujours Biscornu et Afuté dans leurs différents projets, dont la construction de cet atelier.