L’éveil au goût et à l’alimentation

Le 26/04/2022

En 1974, Jacques Puisais impulse une nouvelle approche pédagogique : il lance les Classes du goût et crée l’Institut du goût. La singularité de son enseignement est qu’il repose sur “l’individu qui mange” et non pas sur “le contenu de l’assiette”. Depuis, les expériences, les ateliers, les associations, les actions, les recherches, les thèses, les Classes du goût se sont multipliés... hélas de façon trop modeste pour les défenseurs d’une bonne alimentation !

« Depuis les années 1970, la recherche a beaucoup fait évoluer ces sciences du goût, souligne Nathalie Politzer, directrice de projets et formations à l’Institut du goût. Les connaissances scientifiques, en particulier relatives à la physiologie, la psychologie et la sociologie, ont évolué à toute vitesse. En outre, sur le plan pédagogique, nous disposons aujourd’hui d’outils qui ont fait la preuve de leur efficacité pour modifier le comportement alimentaire de l’enfant, dans le sens d’une alimentation à la fois variée et source de plaisir. Nos travaux reposent sur des expériences probantes, des programmes de recherche, des groupes de travail. Nous pouvons dire que nous savons dans quelle direction il faut aller (et ne pas aller). »

Approche pédagogique

L’approche de Jacques Puisais a permis de s’intéresser aux perceptions sensorielles du mangeur. Et maintenant nous savons, grâce aux avancées de la biologie moléculaire et de la génétique, qu’il existe 347 gènes responsables de l’expression des récepteurs olfactifs. Ainsi, une même odeur (une même saveur) ne produit pas la même image olfactive (ou gustative) chez un individu et un autre.

« Cela donne un éclairage très intéressant sur l’approche pédagogique à développer », souligne Nathalie Politzer. Parallèlement, si nous sommes programmés pour reconnaître et identifier les odeurs et les saveurs, nous ne le sommes pas pour définir les bonnes ou les mauvaises. Ce jugement s’acquiert. Nous l’apprenons dans les échanges avec le groupe, les parents, etc.

Dans le cadre des Classes du goût dispensées en écoles primaires, « il est essentiel de poursuivre une formation spécifique. Hélas, former des enseignants est compliqué », insiste-t-elle. À l’époque de Jacques Puisais, les formations duraient 3 semaines, « une solution inenvisageable aujourd’hui. Si nous avons 3 demi-journées, nous sommes heureux. » Ces 3 semaines permettaient d’aborder l’alimentation par le prisme des enseignements classiques que ce soit la littérature, l’histoire, la géographie voire même la philosophie, l’alimentation sans nul doute permettant de faire du lien avec toutes les autres disciplines scolaires.

Mais à la différence de ces disciples, l’enseignant doit faire fi de ses a priori : « L’enseignant n’est pas là pour délivrer une information, mais bien pour éveiller la curiosité de l’enfant. Il doit dans la mesure du possible faire parler chacun, surtout les mettre en confiance. Dans ce cadre, l’approche descendante de l’enseignement ne fonctionne pas. Il est fondamental de faire comprendre que l’on ne se focalise pas sur le produit mais bien sur l’individu. Cette pédagogie nécessite une formation spécifique parce que l’on sort d’une logique normative, d’un dualisme “bonne” ou “mauvaise” réponse. Non seulement il faut accepter la diversité de réponses, mais il faut la faire émerger et travailler à partir de cette diversité. »

Tous les enseignants qui ont pu expérimenter les Classes du goût le disent : « C’est une autre façon de connaître l’élève, c’est un autre climat qui s’installe dans la classe... au fil des séances, on voit les dynamiques de groupe qui changent..., précise Nathalie Politzer. Après les Classes du goût, les enfants font des progrès énormes pour parler de leurs sensations. Ils acquièrent du vocabulaire, une manière de mieux maîtriser la langue. Chaque personne s’exprime par rapport à son propre ressenti car chaque dégustateur est unique ! »

Faire ensemble

Si le cadre de l’école s’impose avec évidence comme un lieu d’éducation au goût, à partir des années 2000, les expériences se multiplient vers d’autres publics cibles et se diversifient. Dans cette éducation sensorielle, il est important de proposer divers contextes d’interventions et d’impliquer de multiples acteurs, que ce soit les parents, les enseignants, les personnes s’occupant de l’encadrement, de la cuisine. L’éveil, la sensibilisation, s’imposent alors, non pas de façon ponctuelle mais dans le temps.

Dans le cadre de l’enseignement, « l’enseignant peut transmettre des clefs aux jeunes mangeurs, mais il faut surtout éclairer les enfants dans leur démarche de mangeur averti afin qu’ils s’approprient ces clefs, chacun à leur manière. Pour cela, il est important d’écouter chaque individu. » Dans le cas de la restauration scolaire, souvent les personnels manquent de temps (et de formation).

« L’éveil au goût demande une formation pluridisciplinaire parfois difficile pour les équipes d’encadrement. Mais une fois les bases acquises, la sensibilisation à l’alimentation, au repas, aux aliments, n’est pas dommageable dans l’organisation du service, ni chronophage, bien au contraire. Lorsque nous avons fait des ateliers d’éveil sensoriel avant le repas, nous avons constaté que le repas se passait mieux. Les enfants étaient plus calmes et faisaient moins de bruit. Ils étaient plus attentifs à ce qu’ils mangeaient. »

Pour les familles, « on constate que l’implication est essentiellement féminine. Les pères sont trop souvent absents. De plus, ce ne sont pas les familles qui en ont le plus besoin qui participent à ces ateliers. C’est avec le soutien et l’accompagnement des collectivités que les expériences terrain sont les plus concluantes, comme à Morne-à-l’Eau (Guadeloupe) ». Mais dans tous les cas, au travers de toutes ces approches, ce qui reste fondamental pour Nathalie Politzer, c’est “la cohérence des messages”.

Au centre, l'individu

Au cœur de cette approche, il y a l’individu, avec ses propres perceptions sensorielles, sa sensibilité olfactive, gustative, ses préférences, ses goûts. « Avant tout, notre démarche est d’apprendre à l’enfant, voire au consommateur de tout âge, à mieux se connaître en tant que mangeur, à mieux identifier ses préférences alimentaires, à mieux appréhender les cultures alimentaires. Nous insistons à l’Institut du goût sur ce travail de l’expression individuelle, de la verbalisation de ses propres sensations, perceptions, évocations, afin de mieux pouvoir échanger avec les autres. »

Cette approche pédagogique qui met l’accent sur l’individu, permet de développer une approche interindividuelle, ouverte vers l’extérieur avec ses différences, ses particularités. Elle permet de mieux comprendre l’autre. Cette écoute de l’autre engage à la tolérance et au respect. Les enseignants qui l’ont compris font vite le lien avec le programme d’éducation civique. « Mieux comprendre ce qui se passe lorsque l’on se nourrit permet de mieux appréhender son environnement proche, riverain, voire lointain et planétaire. »

Malgré cette réalité, ces faits, ces résultats, ces connaissances, ces actions, Nathalie Politzer regrette que ce programme de Classes du goût « n’ait pas bénéficié d’un soutien fort et durable de la part des pouvoirs publics, notamment du ministère de l’Éducation nationale. » Depuis plusieurs décennies, c’est au bon vouloir des gouvernements et de certains professeurs. Pour elle, « il a fallu attendre 2010 avec la loi de modernisation de l’agriculture puis l’émergence du Programme national pour l’alimentation en 2011 pour que le ministère de l’Agriculture s’empare de ce programme des Classes du goût et l’inscrive dans ses actions phares... Hélas, la mise en place de ces Classes du goût traîne. Elle est très laborieuse et ce programme reste très confidentiel. »

L’avis de Silvy Auboiron, SAlimenter

Nous constatons que les actions qui fonctionnent, comme l’éducation au goût ou autres Classes du goût, ne sont pas déployées plus largement, alors que “l’éducation alimentaire” est au centre des débats, des attentions des pouvoirs publics depuis quelques années. Pourtant, des études et des expériences de terrain ont montré que cette approche améliore la consommation de fruits et légumes, limite le gaspillage, augmente la curiosité des enfants pour les aliments nouveaux, etc., et même les socialise.

Alors pourquoi cette confidentialité persistante ? Peut-être parce que ces quelques termes “éducation alimentaire” n’ont pas la même signification pour tous les acteurs. C’est là une des premières difficultés, certains y mettent une vision nutritionnelle hygiéniste et très conceptuelle, d’autres, comme l’Institut du goût, y voient une opportunité pour aider l’individu à connaître et se servir de ses sensations pour apprivoiser son alimentation, et son approche de l'Autre. Autre difficulté fondamentale que demande cette approche, la durée. Elle demande du temps. En effet, il faut de la persévérance dans le temps car toutes ces notions doivent être apprises et cultivées sur le long court, mais aussi de la persévérance dans “l’espace” tant il est important que les différents acteurs de cette éducation (les parents, la cantine scolaire, l’école, les pouvoirs publics, etc.) transmettent des messages cohérents tout au long de ce processus.

Après plus de 20 ans passés dans l’agroalimentaire, Silvy Auboiron, nutritionniste et sociologue de l’alimentation, a créé SAlimenter afin de mieux comprendre les comportements liés à l’alimentation ainsi que les leviers de leur évolution. Le programme Clémantine pour l’Institut Danone en est une illustration.

 

L'autre cuisine