« Le lien entre les cuisiniers et les producteurs est un gage de qualité »

Le 19/10/2017

« Ça râle sur les cantines ! » Nicolas Magie perçoit la montée des inquiétudes sur la qualité de l’alimentation en restauration collective jusque dans son restaurant étoilé. Juché sur la colline de la rive droite de la Garonne, à Bouliac, Le Saint-James, un hôtel-restaurant coté de la région, offre une vue plongeante sur Bordeaux. L’endroit, propice à la rêverie, est connu pour la beauté du paysage

et la perfection de sa table. Le jour appartient aux vignes toutes droites plantées sur les pentes du jardin, aux bourdonnements des abeilles qui rejoignent la ruche, au spectacle des séchoirs à tabac qui ont inspiré l’architecte Jean Nouvel pour forger le caractère du bâti. La nuit, le silence est d’or et les lumières de la ville, en bas, dessinent une pluie d’étoiles qui dialogue avec les luminosités du haut du ciel.

Les familles qui pénètrent dans cet écrin douillet sont la plupart du temps de milieu aisé. Pourtant, l’équipe de l’hôtel – membre de l’association des Relais & Châteaux –, et son chef de cuisine considèrent que la gastronomie a quelque chose de fondamental à voir avec l’idée du bien-manger pour tous.

Le chef, qui a grandi au cœur des cités de la rive droite de Bordeaux, cultive le lien simple du partage et de la convivialité, un engagement qui l’amène à organiser des ateliers dans les épiceries solidaires.

Il fut aussi à l’initiative – pendant les années où il tenait son restaurant à Cenon, en périphérie de la “belle endormie” – des repas en plein air offerts aux familles populaires. L’idée, déjà, était de convaincre qu’avec quelques euros et trois ou quatre produits de qualité, il est possible de bien se nourrir. Alors, la restauration collective, il s’en préoccupe plutôt deux fois qu’une. Régulièrement, il organise des séances de formation pour les cuisiniers du groupe Elior, le plus gros du secteur. « Je leur demande d’apporter leurs produits et je constate qu’il y a beaucoup de surgelés, raconte Nicolas Magie. Sur une journée, nous travaillons à imaginer cinq entrées, cinq plats, cinq desserts. Mon rôle consiste à les aider à changer leurs habitudes, à comprendre par exemple que proposer des produits de saison permet de rentrer dans le cahier des charges en matière de coûts. En août, le melon est très bon et beaucoup moins cher qu’en mars. Je leur apprends à ne rien jeter pour économiser, à utiliser les fanes de radis dans une préparation, par exemple. J’argumente aussi sur la nécessité d’acheter des produits locaux, ce qui permet de réaliser des économies d’échelle. »

« Le lien avec les producteurs est essentiel, reprend Nicolas Magie, car il permet de comprendre le fil du travail humain ». Alors, pour joindre la parole aux actes, le chef organise quatre fois l’an un marché de producteurs. À chaque saison son édition, ouverte à tous vents, pour les Bordelais, les gens du village et même des cuisiniers à qui le meilleur est proposé. Fruits, légumes, viandes, volailles, charcuteries, fromages, huiles, pains, confitures, moutardes, vins, bières, caviar d’Aquitaine… une trentaine de producteurs et artisans qui, d’ordinaire, fournissent la matière première du chef, s’installent pour une journée dans la cour de l’hôtel. « Le marché n’a pas été créé pour faire du business, précise Nicolas Magie, mais pour partager les passions, apprendre à se connaître, recevoir les petits conseils qu’une grande surface est incapable de délivrer, qu’on ne met pas une tomate au frigo, par exemple ».

Des tomates justement, Caroline Miquel en cultive plus de 300 variétés, « pas toutes homologuées », précise cette femme de caractère qui « fait pousser des légumes » en biodynamie, sans chimie et en produisant le plus possible ses propres graines. « C’est illicite, mais j’en suis fière car je n’accepte pas l’idée que l’on puisse breveter le vivant », arbore cette ancienne cuisinière, militante active du Réseau Semences Paysannes. Une manière pour elle d’entretenir un patrimoine alimentaire qui honore la diversité et laisse s’épanouir des tomates de toutes formes, tailles et couleurs, de goûts plus ou moins prononcés, de chairs plus ou moins denses, pour certaines meilleures en salade et d’autres se prêtant parfaitement à la confection d’une sauce. Au bout de la chaîne, le cuisinier trouve dans cette diversité une incroyable source d’inspiration. Nicolas Magie n’a d’ailleurs pas manqué d’emmener toute sa brigade et une partie du personnel de salle dans les jardins de Caroline Miquel.

Au printemps, la petite troupe a creusé, taillé, planté les poteaux d’accueil des pieds de tomates. Un coup de main que la maraîchère apprécie à sa juste valeur.

Le chef y gagne aussi, car « se rendre compte du travail à accomplir pour cultiver impose la connaissance du produit et son respect en cuisine ».

Loin des process du tout prêt industriel, Jean-Luc Constanti accorde aussi une importance colossale à la transmission des savoir-faire. Sur le marché de Bouliac, le boulanger aime à raconter l’histoire de son levain, 95 ans d’âge et toujours la vigueur des premiers jours. « C’est un bébé. Quand je pars en vacances, je l’emmène car il a besoin de soins quotidiens », raconte l’artisan devant les yeux étonnés des chalands. « Les grandes surfaces nous ont habitué à la malbouffe et au low cost mais tout le monde devrait avoir droit à la qualité. Je mets un point d’honneur à servir tout le monde, les grands chefs comme les clients plus ordinaires », explique-t-il, insistant lui aussi sur l’importance, pour l’acheteur, de comprendre d’ou vient le produit.

À l’autre bout du marché, Éric Ospital fait goûter à tout-va ses perles gustatives d’Ibaïana, un label d’élevage de cochons du Pays Basque ultra exigeant qui permet de confectionner des jambons, chorizos, saucissons, pâtés plébiscités par tous les grands chefs. Les cochons sont élevés dans les règles de l’art, les jambons lentement salés et séchés par le charcutier, les quantités de production restent modestes… Et le prix, qui doit rémunérer tout ce travail, est plus élevé que celui des porcs de batterie.

Or, les sociétés de restauration collective et les cuisines centrales mettent souvent en avant l’obstacle du coût pour justifier l’achat de produits industriels.

André Bareigts peut en témoigner. Le cousin d’Éric Ospital, venu prêter main-forte sur le marché de Bouliac, est chef de la cuisine centrale de Bidache, petite ville des Pyrénées-Atlantiques. « On travaille de plus en plus avec des producteurs locaux pour la salade, les yaourts. Parfois, on arrive à servir du poulet fermier. Mais pour passer dans le budget, on sert encore des tomates sans goût », regrette-t-il.

« Le problème, c’est que le prix est devenu le critère numéro un et qu’il se négocie au détriment de la qualité », regrette Stéphane Carrade, chef aux deux étoiles de la cuisine de l’hôtel Ha(a)ïtza, non loin d’Arcachon. Lui aussi travaille avec la restauration collective, signe parfois des menus de cantines pour inciter à l’achat de produits frais, locaux, bio.

Souvent sollicité, le cuisinier constate tout de même une amélioration, qui tient surtout, selon Caroline Miquel, à « une demande de qualité qui explose ».

Pour démocratiser l’accès à une bonne alimentation, la jardinière a sa petite idée en tête : vendre au prix juste à ceux qui veulent et peuvent, comme les restaurateurs par exemple, et, avec la marge, offrir aux cantines des produits de qualité à moindre coût.

Paule Masson