Les ingrédients du changement : "Anticiper pour ne pas subir, innover pour survivre"

Le 16/06/2021

Ce mois-ci, “Les ingrédients du changement” s’entretient avec Dominique Olivier qui a dirigé les Fermes de Figeac. Trente-cinq années pour valoriser les ressources locales dans l’intérêt de ses habitants !

« Les valeurs ajoutées seront liées aux bien communs et, pour cela, il faut que les gens travaillent ensemble. »

 

Dominique Olivier, vous avez été le directeur général de la coopérative agricole “Fermes de Figeac” de 1985 à décembre 2020. Ce sont 35 années passées au service d’un territoire, pendant lesquelles vous n’avez cessé de valoriser les ressources locales dans l’intérêt de ses habitants.

Et pendant ces années, vous avez toujours cherché à être acteur des transitions plutôt que de subir le changement.

Créée à l’origine pour mutualiser les achats d’intrants et d’aliments pour le bétail, la coopérative s’est diversifiée depuis lors en développant des activités de distribution de produits locaux en circuit court, en investissant dans la production d’énergies renouvelables (photovoltaïque, méthanisation, éolien), en jouant un rôle dans l’économie sociale et solidaire au travers d’un pôle territorial de coopération économique (Figeacteurs) que vous avez contribué à lancer et qui regroupe plus de 80 structures.

Les Fermes de Figeac sont passées de 8 salariés en 1985 à 120 aujourd’hui. Avec 21 M€ de C.A. en 2020, la coopérative est classée parmi les 25 premières entreprises du département du Lot.

Dominique, quels sont les mots qui qualifient le mieux votre parcours ?

COOPÉRATION, TERRITOIRES ET BIENS COMMUNS

J’ai trois mots fétiches : coopération, territoires et biens communs.

Je suis convaincu que les valeurs ajoutées, demain plus encore qu’aujourd’hui, seront liées aux biens communs et pour cela, il faut que les gens travaillent ensemble. Et on ne peut faire émerger ces biens communs que si l’on est de quelque part. Tant que les gens s’affirment en creux et ne s’affirment pas de quelque part, ils ne sont pas acteurs, ils subissent.

La coopération s’opère au sein du territoire et entre les territoires. J’ai passé l’essentiel de mon temps à me balader, à écouter, à butiner, à rencontrer des porteurs de projet où qu’ils soient.

En 2006, à l’occasion d’un voyage d’étude à Fribourg, nous avons rencontré des exploitants agricoles qui s’appuyaient sur le vent, sur les matières organiques, pour produire de l’énergie.

En 2008, nous avons mené une étude prospective qui nous a permis de comprendre que notre approche traditionnelle de l’agriculture était, à terme, une menace pour notre activité et pour la coopérative. Il nous fallait changer de cap et repenser le modèle en capitalisant sur le territoire et les biens communs. Ayant également du soleil et du vent qui pouvaient être sources de richesse, nous nous sommes lancés à notre tour dans des projets d’énergie renouvelable.

Quand on a l’esprit curieux, quand on découvre quelque chose ailleurs, on le ramène chez soi. Et aujourd’hui, c’est la ville de Beauvais qui s’appuie sur nos expériences pour les transférer sur leur territoire.

ANTICIPER POUR NE PAS SUBIR

Le changement prend des formes différentes. Il est diffus et continu ou fait de ruptures plus franches. Il se traduit par des besoins d’adaptations mineures ou par la nécessité de mettre en oeuvre des réformes structurantes.

Les changements auxquels nous sommes confrontés sont de nature sociétale, technologique, politique, climatique, environnementale, démographique, économique et j’en passe. Et ils s’entremêlent tous.

Mon président m’a un jour dit : « Un directeur d’entreprise qui passe plus de 50 % de son temps à son bureau, il faut le virer » alors je me suis arrangé pour que la coopérative fonctionne sans moi et j’ai passé mon temps à essayer de comprendre les évolutions des 5 ans à venir.

Mon job, ça a été de sentir les tendances pour faire émerger un futur plausible, d’explorer les opportunités de demain, de déterminer un chemin de transition et d’associer pour cela l’ensemble des parties prenantes.

Anticiper pour ne pas subir, innover pour survivre. Et l’innovation trouve son origine dans la rencontre avec l’”autre”.

L’ÉCOUTE ET L’HUMILITÉ

Déjà, il faut accepter de quitter sa zone de sécurité et avoir le souci de sortir à plusieurs. Les choses vont tellement vite, les enjeux sont tels, que si on ne les met pas en mouvement on est vite dépassé.

Pour nous préparer aux changements et nous approprier les nouvelles tendances, j’avais pris l’habitude de lancer des études prospectives (en mode collaboratif) tous les 4 ans. Ces travaux nous permettaient de questionner notre mission et notre raison d’être de manière périodique.

L’écoute et l’humilité sont également des conditions importantes du changement.

C’est la qualité de notre écoute qui provoque ou non le déclic. Ce qui s’oppose à cette disponibilité d’esprit, c’est la crispation, les dogmes.

La confiance mutuelle est également un ingrédient indispensable pour avancer. Être transparents, se questionner ensemble, douter en même temps, c’est ce qui nourrit cette confiance. Je suis un adepte du temps long. Une équipe ça se bâtit dans le temps, au gré des expériences communes.

Et puis, à un moment donné, quand les convictions sont établies, il faut lâcher prise, quitter des yeux les indicateurs de court terme qui peuvent nous conduire à des compromissions dangereuses pour l’avenir et y aller.

Expérimenter, c’est accepter l’erreur et l’échec, c’est apprendre à gérer l’ambiguïté et l’incertitude, car la réussite n’est pas linéaire.
À titre d’exemple, malgré nos succès antérieurs sur les circuits de proximité, nous avons eu une expérience malheureuse en voulant implanter un nouveau magasin à Toulouse. Non pas pour des raisons de modèle, mais pour une affaire de valeurs et d’incarnation sur le terrain. Les partenaires avec lesquels nous traitions n’avaient pas cette fibre du territoire et le projet s’est arrêté au bout de trois ans.

Le changement, c’est un état d’esprit, c’est de voir l’opportunité derrière le danger.

Enfin, pour innover, il faut avoir des compétences, et quand on ne les a pas, il faut les faire venir. Et pour les attirer, il faut leur offrir une qualité de vie. C’est ainsi que nous avons initié la mise en place d’un service de conciergerie et de crèche grâce au PTCE.

ÊTRE SOUPLE

Le nombre de changements auquel nous devons faire face s’accélère de plus en plus et leurs impacts sur la société ne cessent de croitre. L’urgence est d’adapter les équipes au besoin de souplesse. Il faut être habité de doutes constructifs pour ne pas sombrer dans une forme de routine qui nous endormirait.

C’est une affaire de mentalité, de mode de management qui favorise et encadre la prise d’initiative.

DU JAPON À L’AUBRAC

En 2009, nous avons fait un voyage d’étude au Japon pour mieux comprendre le concept de teikei(1) qui a inspiré plus tard nos AMAP françaises.

Nous y avons rencontré des producteurs mais également une importante coopérative de consommateurs : Greencoop.
La coopérative comptait plus de 400 000 adhérents (en majorité des femmes). Le choix d’adhérer est essentiellement motivé par la volonté de sécuriser l’alimentation et de préserver l’environnement au travers de 3 principes :
- connaître le producteur pour pouvoir échanger avec lui le cas échéant
- connaître la manière dont le produit est fabriqué
- le payer assez cher pour que ce soit durable.

Globalement, au Japon, ce sont 25 % des produits alimentaires qui passent par des coopératives de consommateurs.

Le dernier jour, nous avons rencontré le président de la coopérative. Nous avions 12 questions à lui poser.

Il nous a expliqué qu’il ne répondrait à aucune en nous disant : « Vous êtes des Européens, vous posez des questions masculines, très techniques. Nous, nous nous intéressons aussi à des choses plus sensitives, plus féminines ».

Il a ajouté : « Vous avez vécu 30 ans dans la société de consommation, puis 10 ans dans la société de frustration (la frustration du choix). Et maintenant, vous allez rentrer dans la société de la peur. La vache folle, la grippe aviaire, tout ça va s’accélérer et vous n’êtes pas prêts. »

Et il a conclu en disant : « Les seuls qui survivront, sont ceux qui coopèreront avec leurs voisins sur le territoire. »

Pour compléter, je voudrais emprunter à André Valadier, le grand défenseur de l’Aubrac, la phrase suivante : « Nous sommes en secteur pauvre. Quand je vends du lait, il faut qu’il soit aux normes et ce produit vaut 100. Mais pour vivre, il faut que je le vende 120. Le 20, c’est de l’émotionnel, du sensible et du culturel. »

Ce que cherchent les gens au travers du produit, c’est le lien social, la proximité. Le produit n’est qu’un vecteur, un prétexte au dialogue.
C’est dans ce dialogue, dans le débat entre les personnes que se trouvent les solutions.

Le changement viendra quand on pourra, autour du sens, faire que les gens deviennent acteurs.

 

(1) Le concept de Teikei a émergé dans les années 60 en réaction à l’utilisation massive de produits chimiques dans l’agriculture et en particulier à la suite d’un scandale de contamination au mercure du lait en poudre. Des mères de famille se sont alors constituées en collectif pour exiger des producteurs laitiers qu’ils cessent d’utiliser des produits chimiques en échange de quoi, elles s’engageaient à acheter par souscription leur production.
 
Philippe Prunier
Enseignant à l’ESSEC et à l’ESCP, consultant spécialisé dans le pilotage de projets complexes et la conduite du changement, Philippe Prunier accompagne les PME, PMI, ETI dans leurs réflexions stratégiques et la mise en oeuvre des évolutions à apporter (chaîne de valeur, modèle opérationnel, fonctionnement des équipes).
 
 
Dominique Olivier
Directeur général de la coopérative agricole "Fermes de Figeac" de 1985 à décembre 2020.

 

 

Philippe Prunier